Portrait de Charles Tournemire

Je viens de trouver un écrit revigorant : les mémoires de Charles Tournemire que sa femme Alice avait rêvé de passer à la broyeuse à l'orée de sa vie car il dresse un tableau sans concession de son époque, avec une verve et une drôlerie qui n'a d'égale que son mordant, si bien que le manuscrit n'avait jamais été publié pour ne pas "choquer" les très remarquables personnes encore vivantes et désignées dans le manuscrit...

Le personnage n'apparait pas forcément comme sympathique si on lit superficiellement et trop vite le texte (comme je l'avais fait au début ce qui avait altéré mon jugement), mais il est authentique et sonne "vrai" dès les premières pages. Par contraste et différence, on voit que certains artistes entretiennent souvent une image et écrivent leur légende plutôt qu'ils ne décrivent leur être psychique.

A peine ai-je terminé une première lecture polarisée sur la cohérence des idées brassées dans ces quelque trois cents pages manuscrites que, brusquement, Alice me tend une paire de ciseaux. Impérieuse, elle m'exhorte à exclure tous les passages qui contreviendraient à un enchaînement logique des pensées ou des événements, mais également ceux qui dérogeraient à la  « délicatesse des sentiments » (dixit Alice).

Je vais recopier comme j'aime le faire des oeuvres qui me plaisent quelques uns de ses "jugements" lapidaires et concis qui font tout le sel et le charme de ces pages comportant aussi d'intéressantes réflexions historiques et musicologiques (par exemple que Bach est le maître des maîtres mais aussi le fossoyeur malgré lui d'une extra-ordinaire tradition qui l'a précédé, ce que j'avais toujours pensé mais je suis content de l'avoir vu écrit de la part d'un expert).

La fin tragique de cet éminent organiste liturgique reconnu qui pensait aussi être à juste titre un compositeur injustement méconnu pour l'ensemble de son oeuvre (en particulier son cycle de symphonies qui est particulièrement remarquable et évocateur, dans la 6è il y a des choeurs grandioses) sonne douloureusement.

Il meurt tragiquement après trois jours d'errance dans la région d'Arcachon au fond d'un canot dans un parc à huître, sans que visiblement personne ne s'en soit inquiété...

Il reconnaissait des qualités même à ses "ennemis" comme Widor et ne tarit pas d'éloges envers ses élèves les plus talentueux.

Il a le mérite d'exprimer ce qu'il ressent réellement et perçoit et non le souci de laisser à la postérité une image tronquée et arrangée. Je crois qu'il était bien un artiste bienveillant réellement inspiré, comme l'atteste son cycle de "l'orgue mystique" pas facile d'accès (je n'arrive pas encore à rentrer dedans) destiné à faire pendant à l'oeuvre de J-S Bach et réintroduire la polymodalité supplantée par les tons bien tempérés.